74.

Au milieu de la rue de Montmorency, Erik Mancel ôta ses lunettes noires et les rangea dans la poche intérieure de sa veste. La plus vieille maison de Paris, qui portait encore sur sa façade en bois le nom gravé de Nicolas Flamel, abritait à présent une auberge de renom, fort prisée par les touristes. L’homme jeta un coup d’œil curieux à l’intérieur puis passa sous le porche situé à droite du restaurant.

D’un pas prudent, il longea le couloir étroit et obscur qui s’enfonçait dans la demeure. Une odeur de bois humide se dégageait des colombages, et du sol s’élevait à chaque pas une épaisse poussière. Tout au bout de l’allée, il arriva enfin devant une porte asymétrique, aussi ancienne que tout le bâtiment. Il appuya sur le bouton jauni d’une petite sonnette.

Après quelques secondes, des bruits de pas vinrent rompre le silence inquiétant du corridor, puis la porte s’ouvrit.

Un homme hirsute, aux traits creusés, aux yeux rouges et au teint bilieux, aussi grand qu’il était maigre, apparut dans la pénombre. Son corps squelettique flottait dans une ample chemise marron et un pantalon de lin usé. Il avait le regard flou et l’air sinistre d’un Raspoutine. Ses quelques cheveux, poivre et sel, longs, gras et mal taillés, retombaient çà et là sur son visage.

— Ah ! C’est vous, Mancel ! Je m’attendais à votre visite… Descendez donc ! dit-il d’une voix rauque et caverneuse.

L’étrange personnage fit demi-tour et s’engagea sur les marches, en claudiquant, devant le nouvel arrivant.

Erik Mancel inspira profondément, descendit de deux pas, referma la porte derrière lui et, inquiet, suivit le vieil homme vers le sous-sol de la bâtisse.

L’air était de plus en plus frais à mesure qu’ils avançaient dans les entrailles de la ville, et de plus en plus humide. Au bas des marches, ils passèrent une nouvelle porte de bois et entrèrent dans une grande cave voûtée en pierre grise.

C’était la deuxième fois que Mancel pénétrait dans l’antre surréaliste de celui qui se faisait appeler le « Docteur », mais il ne s’était toujours pas habitué à la bizarrerie des lieux, pas plus, d’ailleurs, qu’à celle de son occupant.

Le Docteur était une figure mythique des milieux ésotéristes parisiens, l’un de ses acteurs les plus énigmatiques et les plus respectés. Nul ne connaissait son véritable nom et Mancel avait entendu à son sujet les rumeurs les plus folles, notamment sur son âge. Certains prétendaient en effet que le Docteur était un ancien disciple de Fulcanelli, le célèbre alchimiste, et qu’il était né au XIXe siècle, ce qui eût fait de lui un homme de plus de cent ans… alors qu’il n’en paraissait guère plus de soixante. Quoi qu’il en fût, son identité était nimbée de mystère et le personnage en jouait visiblement avec un malin plaisir.

Quand il avait commencé à chercher des personnes pouvant l’aider dans sa quête, Erik Mancel avait rapidement entendu parler de ce fameux Docteur, auteur de nombreux ouvrages obscurs sur l’hermétisme, l’alchimie et l’ésotérisme, publiés par de petits éditeurs underground. Plusieurs personnes qu’il avait rencontrées l’avaient dirigé vers lui en le présentant comme le plus éminent spécialiste de tout ce qui touchait, notamment, au mythe de la terre creuse. Mancel, après de longues recherches, était enfin parvenu à rencontrer ce curieux ermite parisien et lui avait alors proposé des sommes conséquentes s’il acceptait de l’assister dans ses recherches. Le vieil homme avait poliment refusé en lui expliquant qu’un « véritable alchimiste » n’était pas intéressé par l’argent… mais il avait accepté de l’aider, intrigué, semblait-il, par la filiation qu’il y avait entre Mancel et l’homme qui, au XVe siècle, avait créé la fameuse loge Villard de Honnecourt. Le Docteur, bouffi d’orgueil, lui avait dit mot pour mot : « Un initié se doit de rendre service à un homme de votre lignée… Je vois dans votre détermination et dans votre venue le signe d’un accomplissement du destin. Il devait être écrit que je serais votre guide. J’accepte de vous aider mais, par pitié, ne parlons plus d’argent. »

Après lui avoir longuement rapporté les nombreuses légendes de la terre creuse, le Docteur lui avait finalement conseillé de s’associer avec Albert Khron. Bien que l’homme lui eût paru complètement fou, Mancel avait suivi ses conseils et s’en était tout d’abord félicité. Mais à présent que le chef de la confrérie du Vril était mort, il se retrouvait à nouveau seul et, à court d’idée, s’était résolu à revenir voir le Docteur dans son étrange alcôve.

En entrant dans la cave ténébreuse, il se demanda s’il avait eu raison… Les divagations de tous ces ésotéristes parisiens commençaient à l’irriter sérieusement. Mais tant qu’il n’aurait pas remis la main sur le secret de son ancêtre, Mancel était prêt à explorer toutes les voies possibles. Cela faisait trop longtemps que sa famille avait été spoliée. Il était temps de demander réparation.

De hauts chandeliers disposés tout autour de la pièce propageaient une lumière tamisée, et les jeux d’ombre laissaient ici et là place à l’imagination. Des baguettes d’encens brûlaient un peu partout, dissimulant à peine l’odeur de vieille pierre humide qui envahissait les lieux. Sur les quatre murs, de nombreuses étagères de taille inégale soutenaient des piles de livres reliés de cuir et des collections de revues anciennes. Entre elles, plusieurs gravures et peintures étaient suspendues, figurant des divinités antiques ou, le plus souvent, de complexes compositions symboliques. Des bibelots s’entassaient sur les meubles ou à même le sol, sculptures orientales, outils en bois, pièces insolites en métal qui semblaient venir tout droit d’une vieille brocante… À droite de l’entrée, un squelette humain, de plain-pied, se dressait tel un cerbère protégeant les lieux. Dans un coin de la cave, enfin, comme issu d’un autre temps, un athanor en cuivre, en trois parties, accueillait encore un tas de charbon, prêt à l’emploi.

Le Docteur poussa quelques affaires sur son chemin et prit place sur un large fauteuil en bois sculpté. Il invita Mancel à s’asseoir en face de lui.

— Je savais que vous finiriez par revenir me voir. J’ai appris le décès de M. Khron… C’est fort regrettable.

Il parlait lentement, avec un ton affecté, et accompagnait ses phrases de grands gestes de la main.

— C’est le moins qu’on puisse dire, répondit Mancel en s’asseyant, mal à son aise, sur un canapé défoncé.

Sur une table à côté de lui, il aperçut une vieille pipe d’opium, quelques aiguilles en vrac et du tabac étalé sur une feuille de papier.

— Ne vous en faites pas trop, cependant. Son aide vous était précieuse, certes, mais pas indispensable.

— Le problème, c’est que je n’ai toujours pas les six pages du carnet de Villard, voyez-vous. Cinq d’entre elles sont entre les mains de… sa petite protégée.

— Vous voulez parler de Lamia ?

— Oui, répondit Mancel d’un air las.

— Ah… Cette Lamia ! lâcha le vieil homme avec un sourire amusé. N’ayez aucune crainte. Je ne doute pas un instant qu’elle trouvera bientôt la sixième page et qu’elle acceptera de vous les remettre toutes, comme l’avait promis son mentor.

Mancel fit une moue sceptique.

— Lamia est une véritable initiée, insista le vieil homme en levant l’index, elle ne trahira pas sa parole.

— Sans Khron, j’ai bien peur de n’avoir aucun pouvoir sur elle.

— Ce n’est pas une question de pouvoir… Allons ! Je suis certain que vous vous débrouillerez parfaitement sans lui. Pour tout vous dire, c’est peut-être même mieux ainsi. Ce n’est pas plus mal que vous soyez débarrassé de la lourdeur structurelle du Vril.

— Leur nombre représentait malgré tout un certain avantage pour l’objectif que je me suis fixé. Mais à présent, ceux qui ne sont pas morts dans la fusillade du pavillon ont été arrêtés ou sont sur le point de l’être. Je me retrouve bien seul.

— Le chemin initiatique est un chemin solitaire, M. Mancel. Regardez-moi, par exemple. Je n’ai jamais accepté de rejoindre quelque groupe que ce soit. Et ce n’est pas faute d’avoir été sollicité, depuis fort longtemps. Les Rose-Croix, les Illuminati, la Société théosophique, la Stella Matutina, sans compter les nombreuses sociétés d’alchimistes dont j’ai pu croiser la route. Croyez-moi, tous sont venus frapper à ma porte. Mais je reste fidèle à mon ancien maître : le véritable initié est adepte de solitude.

— Si vous le dites… Mais je ne prétends pas être un initié. Juste quelqu’un qui veut récupérer son dû.

— Votre humilité vous honore. Mais je vous assure, monsieur Mancel, vous avez tiré le meilleur de ce que vous pouviez attendre de la confrérie du Vril, il est temps pour vous de voler de vos propres ailes. Quant à Lamia… Une fois qu’elle aura trouvé les six pages, celles-ci n’auront plus de valeur matérielle à ses yeux. Elle vous les donnera, j’en suis convaincu. Et si elle ne le fait pas, venez me voir, je… je lui en toucherai un mot.

— Je regrette que vous n’ayez pas voulu vous associer à moi dès le début, Docteur. Ensemble, nous aurions sans doute bien mieux réussi.

Le vieil homme éclata de rire.

— Non, non, Mancel… Tout cela n’est plus de mon âge. Et puis, je vous le répète, les vrais initiés travaillent seuls. Vous le comprendrez bientôt.

La suffisance du vieux fou agaçait Mancel au plus haut point, mais c’était certainement la personne la mieux à même de le renseigner à Paris et il était bien obligé de supporter son extravagance.

— Allons, reprit le Docteur. Estimez-vous heureux : vos ancêtres vous ont laissé un bien bel héritage. Grâce à eux, Villard est, en quelque sorte, votre instructeur direct… Il y a plus mauvais professeur. J’aurais certes pu vous livrer mon enseignement, mais vous êtes lié, par vos aïeux, à celui de Villard, et je respecte la loi du destin. Vous devez suivre l’ordre des choses, le chemin qui vous a été tracé, comme je dois, moi, suivre le mien. Il ne sert à rien de brûler les étapes.

— J’ai toutefois encore besoin de votre aide, si je puis me permettre.

— Mais bien sûr, bien sûr, mon ami. Que puis-je pour vous ?

— Il me manque le dernier carré, Docteur. Et, malgré la confiance que vous semblez porter à cette fameuse Lamia, je ne suis pas sûr de pouvoir un jour mettre la main dessus. Toutefois, juste avec les cinq premiers, Albert Khron semblait avoir trouvé une piste.

— Allons donc ! Méfiez-vous, Mancel, il ne faut jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué.

— Pouvez-vous me parler de Notre-Dame-de-Paris ?

Un sourire narquois se dessina sur le visage creusé du Docteur. On avait l’impression qu’il s’amusait avec son interlocuteur comme avec un jeune enfant.

— Et pourquoi donc voulez-vous que je vous parle de Notre-Dame ?

— En se fondant sur les cinq premiers carrés, Albert Khron avait de sérieuses raisons de penser que l’objet de nos recherches pourrait se trouver dans les souterrains de la cathédrale. Alors voilà… Je voudrais simplement votre avis. Cela vous paraît-il crédible ?

— Crédible ? Un peu trop, oui…

— Comment ça, un peu trop ?

— La pertinence d’un lieu comme celui-là est tellement évidente que cela me semble presque trop facile, monsieur Mancel.

— L’énigme cryptée dans les cinq premiers carrés donne pourtant la phrase « EGLISE CENTRE LUTECE »… Ce ne peut-être que Notre-Dame, n’est-ce pas ?

— Étant donné que Villard écrivait au XIIIe siècle, il y a de grandes chances, en effet.

— Alors pourquoi dites-vous que c’est trop évident ?

Le vieil homme marqua un temps de silence, ses yeux perdus dans le vide. Puis il se leva lentement et se dirigea vers un évier, tout au fond de la cave.

— Voulez-vous un peu de thé, Erik ? Du thé à la menthe, comme on le fait au Maroc ?

Mancel poussa un soupir. La façon qu’avait le vieil illuminé de théâtraliser leur entretien devenait presque humiliante.

— Je veux bien, merci.

Le Docteur prépara son breuvage en silence puis apporta le thé à son invité dans un petit verre gravé avant de retourner s’asseoir.

— Réfléchissez. Ce que vous cherchez, Erik, bien que vous refusiez de l’admettre, c’est ce que cherchent les alchimistes depuis la nuit des temps. La materia prima. Vous connaissez notre célèbre formule, bien sûr, celle du VITRIOL ?

— Oui, vaguement. Je ne suis pas comme vous féru d’ésotérisme, mais j’ai tout de même des notions de base. « Visita Interiora Terrae Rectificandoque Invenies Occultum Lapidem », c’est bien cela ?

Le vieil homme but une gorgée de thé à la menthe puis hocha la tête.

— Exactement : « Visite l’intérieur de la Terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée. » C’est bien ce que Villard vous invite à faire, n’est-ce pas ? Visiter l’intérieur de la terre. C’est une démarche d’alchimiste, à laquelle vous allez devoir vous livrer, mon jeune ami. Les six pages du carnet ne sont rien d’autre qu’une instruction aux mystères du Grand Œuvre. Il ne faut pas oublier que Villard vivait au moment où l’alchimie a commencé à se répandre en Occident, par le biais d’un texte remarquable, La Table d’Émeraude – qui, soit dit en passant, n’était en réalité que la traduction d’un extrait du Livre du secret de la création et technique de la nature, rédigé par un alchimiste arabe du IXe siècle. Or Notre-Dame de Paris était, à cette époque, le plus haut lieu symbolique de l’alchimie occidentale. C’est pour cela que je vous dis que c’est presque trop évident… Mais pourquoi pas ?

— Il ne serait donc pas inutile pour moi de commencer à mener des recherches du côté des souterrains de Notre-Dame ?

— Sur la voie de la connaissance, nulle recherche n’est inutile, répliqua le vieil homme. Notre-Dame de Paris recèle bien des mystères et son histoire en fait, il est vrai, un lieu crédible pour ce que vous recherchez.

— Mais encore ?

— Écoutez, mon jeune ami, je veux bien vous mettre sur la piste, mais vous allez devoir découvrir tout cela par vous-même…

— Le temps me manque, Docteur. Je n’ai pas, comme vous, l’éternité devant moi.

La remarque sembla amuser le vieil alchimiste qui leva son verre de thé comme s’il voulait trinquer.

— Allons, allons… Cela ne devrait pas être bien compliqué. Réfléchissons d’abord sur l’aspect purement historique de votre hypothèse, si vous le voulez bien. Avant tout, Notre-Dame est située à l’extrémité de l’île de la Cité, c’est-à-dire au centre de la ville. C’est donc un lieu hautement symbolique. Sans compter qu’il est considéré comme le point zéro de la capitale. Il y a d’ailleurs une plaque de bronze incrustée dans le sol du parvis, à partir de laquelle sont calculées toutes les distances des routes vers les autres villes, vous le savez sans doute ?

— Oui.

— Bien. Cela en fait donc déjà un lieu peu ordinaire. Mais ce n’est évidemment pas tout. Quand l’évêque de Sully a décidé d’y ériger la plus grande cathédrale de la chrétienté, au milieu du XIIe siècle, vous imaginez bien qu’il n’a pas choisi cet endroit par hasard. De nombreuses fouilles ont été effectuées pendant la seconde moitié du XXe siècle ; elles ont permis de confirmer qu’il existait, au début de notre ère, à l’emplacement précis de Notre-Dame, un temple païen dédié à Mithra. Si ma mémoire ne me fait pas défaut, des éléments sculptés datant du règne de l’empereur Tibère ont été retrouvés sous le chœur même de la cathédrale. Quoi qu’il en soit, on sait à présent qu’il y avait là depuis fort longtemps un lieu de culte dédié à des divinités gauloises et romaines. Ce n’est qu’au IVe siècle que ce temple a été remplacé, non pas par une, mais par deux églises. L’une des deux était déjà une très grande basilique : la cathédrale Saint-Étienne. L’autre, plus petite, était dédiée à sainte Marie et, si mes souvenirs sont bons là aussi, elle a été détruite par les Normands au IXe siècle.

— Vous semblez connaître cette histoire sur le bout des doigts. Je suis admiratif !

— C’est que, pour les hommes comme moi, Notre-Dame est un sujet passionnant, monsieur Mancel. L’emplacement de cette cathédrale n’est donc pas le fruit du hasard. Vous savez, il est assez fréquent de retrouver des vestiges de temples païens sous les édifices religieux modernes, car l’Église s’est toujours attachée à évangéliser les populations en conservant leurs anciens lieux de culte… Comme disent les Hébreux : « Maqom qadosh tamid qadosh » : un lieu saint sera toujours saint. Ce que l’histoire ne dit pas, c’est pourquoi cet endroit précis a, de tout temps, été considéré comme un lieu sacré. La réponse se trouve peut-être en effet dans ses sous-sols…

— Je vois. Mais fouiller les sous-sols de Notre-Dame risque de ne pas être chose aisée.

— D’autant que c’est un véritable gruyère. Vous pouvez d’ailleurs avoir un aperçu de tout ce qui peut se cacher sous la cathédrale en visitant la crypte archéologique qui a été ouverte sous le parvis. Allez y faire un tour, c’est une visite passionnante. Vous y verrez les ruines des nombreux bâtiments qui se sont succédé là-dessous depuis l’Antiquité : un quai gallo-romain, des vestiges d’une grande maison datant du IVe siècle et même les fondations de cette fameuse basilique Saint-Étienne dont je vous parlais tout à l’heure, ou bien encore le sous-sol de l’ancienne chapelle de l’Hôtel-Dieu…

— Cela ne fait que confirmer mes craintes. Les sous-sols de Notre-Dame sont vastes et, sans la totalité des pages de Villard, je ne saurais jamais où chercher… Au moment où il a écrit ses carnets, que connaissait-on de tout ça ?

— La construction de Notre-Dame a débuté en 1163 et a été achevée à la fin du XIVe siècle. Villard a donc probablement assisté au plus gros du chantier. Il a certainement vu la fin de l’élévation des portails de la façade, et peut-être même de la tour sud, au moment où le projet de flèches au sommet a été abandonné. Il n’est pas impossible que, de par son métier, il ait eu accès au cœur même du chantier… et donc à ce qu’il y avait en sous-sol.

— Cela accréditerait la thèse d’Albert Khron ?

— Pourquoi pas ? Mais il faut aussi que vous cherchiez dans d’autres directions, monsieur Mancel. Ceci n’est que l’histoire officielle. Il y aurait beaucoup à voir du côté de l’hermétisme. Vous savez ce que disait Victor Hugo au sujet de cette cathédrale ?

— Non, je l’ignore.

— « Notre-Dame de Paris est l’abrégé le plus satisfaisant de la science hermétique. » Magnifique, n’est-ce pas ? Et comme il avait raison ! Cette cathédrale est un véritable livre gravé dans la pierre, monsieur Mancel, et celui qui sait le lire y découvre bien des choses qui étaient chères à votre fameux Villard. Je vous cite quelques exemples, pour vous donner des pistes de réflexion.

— Je vous en prie…

Les yeux du vieil homme brillaient dans la pénombre. On sentait qu’il était fasciné par son sujet…

— Eh bien, il y a notamment cette fameuse légende sur le corbeau dont parle Hugo, justement. Souvenez-vous de ce passage où, alors que Quasimodo pleure au milieu des gargouilles, l’archidiacre Frollo tente de décrypter les symboles hermétiques qui emplissent la façade de la cathédrale. Hugo écrit : « Frollo calculait l’angle du regard de ce corbeau qui tient au portail de gauche et qui regarde dans l’église un point mystérieux où est certainement cachée la pierre philosophale. » La tradition veut que le regard de ce corbeau, aujourd’hui disparu, ait indiqué l’endroit précis où un certain Guillaume, évêque initié, avait caché la pierre philosophale, dans l’un des piliers de la nef. Et ce corbeau, alors ? Qu’est-il devenu ? A-t-il réellement existé ? Faut-il y voir, comme le faisait notre regretté Fulcanelli, l’allégorie de l’Humilité ? Il serait alors niché dans le médaillon du portail de la vierge, dans cette colombe, symbole de la materia prima et de la putréfaction…

L’homme, de plus en plus passionné par son sujet, se retourna sur sa chaise et attrapa derrière lui un ouvrage ancien. Il tourna rapidement les pages avant de s’arrêter au milieu.

— Je vous lis le passage. « C’est dans cette partie du porche que se trouvait sculpté autrefois le hiéroglyphe majeur de notre pratique : le corbeau. Principale figure du blason hermétique, le corbeau de Notre-Dame a, de tout temps, exercé une attraction très vive sur la tourbe des souffleurs : c’est qu’une vieille légende le désignait comme l’unique repère d’un dépôt sacré. »

Le Docteur referma le livre avec un sourire satisfait.

— Passionnant, n’est-ce pas ?

— Oui, mais cela ne m’aide pas beaucoup.

Le vieil homme haussa les épaules, visiblement déçu par le manque d’enthousiasme de son interlocuteur et reposa le livre derrière lui.

— Chacun doit suivre son propre chemin, monsieur Mancel. Victor Hugo, lui, ne s’y est pas trompé. Le créateur d’Esméralda savait que la cathédrale renfermait un trésor unique. Et Esméralda, justement, n’est-elle pas l’incarnation de cette « émeraude des sages », à savoir le mercure philosophique des alchimistes ? Si vous voulez réellement comprendre le secret de Villard, vous allez devoir décrypter vous-même la symbolique de Notre-Dame, mon jeune ami. Comprendre, par exemple, que son élévation reproduit très exactement la superposition des trois strates de l’Univers : la crypte symbolise le monde souterrain, les murs et le sol figurent le monde des hommes et les tours, bien évidemment, le monde divin.

— Et vous pensez que cela peut m’aider ?

— Mais bien sûr ! Les carnets de Villard, tout comme Notre-Dame de Paris, sont truffés de symboles alchimiques… Ce n’est pas un hasard. Je vous le répète, pour comprendre la démarche de Villard de Honnecourt, il vous faudra comprendre toutes ces choses.

— J’ignore si j’en suis capable…

— Je suis persuadé du contraire ! La lecture de l’architecture de cette cathédrale est un véritable voyage initiatique que vous vous devez d’entreprendre. Voyez cela comme votre apprentissage, Mancel. Cela commence par le pilier central et sa statue de Cybèle. Celle-ci porte deux livres dans ses bras. Le premier, en position ouverte, évoque la connaissance qu’apportent les textes et le second, fermé, la connaissance intérieure, hermétique. Cette démarche qui portera le novice jusqu’à la sagesse, c’est exactement celle que vous devrez faire : à partir des textes de Villard, vous devrez accéder à une connaissance intérieure. Ensuite, le chemin commence vraiment : il débute par le portail de Sainte-Anne, qui est la mère de la Vierge, et qui symbolise donc les origines du monde, la terre, ou l’œuvre au noir, pour les alchimistes. Vient ensuite le portail de la Vierge elle-même, représentant le cycle temporel des saisons et du travail. Après l’œuvre au noir, il s’agit donc de spiritualiser la matière, de lui offrir une âme. Enfin, le portail central, où se termine le chemin, représente le jugement dernier, l’œuvre accomplie, autrement dit : le Grand Œuvre. L’iconographie du portail reprend d’ailleurs tous les symboles employés par les alchimistes. Étudiez-le bien. Chaque médaillon possède un complément situé face à lui et qui lui est diamétralement opposé. C’est une invitation au perfectionnement : les défauts humains sont précisément cette materia prima que vous devez transformer en vertu.

— Je ne sais pas si j’aurai le temps de voir toutes ces choses en profondeur. Je ne suis pas, comme vous, un érudit.

— Ne confondez pas érudition et initiation, Erik.

— Pour le moment, je dois vous avouer que mes recherches seront davantage géographiques et architecturales : je recherche un lieu, quelque chose de concret, pas un symbole.

— Si vous le dites, répondit le docteur en souriant. Mais le symbolisme est une chose concrète, contrairement à ce que vous semblez croire. Vous seriez surpris de voir combien il peut, parfois, vous mettre sur la voie de ce que vous cherchez. Allez, je vous mets sur la voie : avez-vous remarqué que l’axe de Notre-Dame était légèrement incliné vers la gauche, à partir du chœur ?

— Non.

— Regardez sur un plan, vous verrez. Cette inflexion est également visible dans les cathédrales de Chartres ou de Reims.

— Intéressant… Et que signifie-t-elle ?

— Dans la tradition chrétienne, il est souvent admis que cette inclinaison de l’axe du chœur était une allusion à la position du Christ sur la croix… En somme, ce serait la traduction architecturale de cette phrase de saint Jean, dans son Évangile : « Et inclinato capite, tradidit spiritum. » Mais vos recherches vous amèneront peut-être à trouver une tout autre signification.

— Je ne voudrais pas vous paraître impoli, docteur, mais vous restez très vague.

— Je vous l’ai dit, Mancel, je ne vous donnerai pas la solution. Il ne servirait à rien que vous trouviez autrement que par vous-même. Tout ce que je suis disposé à vous dire, c’est que Notre-Dame est en effet un lieu tout à fait crédible dans le cadre de ce que vous recherchez. C’est ce que vous vouliez entendre, n’est-ce pas ?

— Oui.

— J’espère que vous trouverez, Erik. Mais l’essentiel, croyez-moi, n’est pas ce que l’on trouve, mais ce que l’on cherche.

Mancel haussa les épaules. Les paraboles du docteur fleuraient parfois le charlatanisme de bas étage. Il avait toutefois une certitude : lancer des recherches dans les sous-sols de Notre-Dame n’était pas vain. C’était déjà un point de départ.

Il remercia son hôte et quitta les lieux rapidement, heureux d’abandonner l’ambiance sinistre de cette cave et de respirer l’air de la capitale.

Il fit quelques pas dans la rue puis, avant d’entrer dans sa voiture, appela l’un de ses hommes de main.

— Conrad ? Essayez de trouver un moyen d’entrer dans la crypte de Notre-Dame. Pas celle qui est ouverte au public. Non. Celle qui est véritablement en dessous de la cathédrale et à laquelle on accède par les catacombes. Et commencez les recherches. Prenez un maximum de photos. Je veux connaître chaque centimètre carré de cette satanée crypte. Quant à la jeune femme, transférez-la au plus vite dans l’entrepôt. Nous devons quitter la maison dès maintenant. La police risque de retrouver notre trace dans les papiers de Khron. Il devient dangereux de rester là-bas.

Il raccrocha et monta dans sa voiture. Tout n’était peut-être pas encore joué.

 

Le rasoir d'Ockham
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